Article paru dans le N°73 de Chronicart, septembre 2011
Krach addiction
Article paru dans le N°73 de Chronicart, septembre 2011
Pornographie boursière
Aujourd’hui encore, je conserve intact le souvenir de notre premier 5 à 7, digne d’un rallye boursier. Dès l’ouverture de la séance, elle s’incline avec déférence devant mon canal haussier et le parcourt de bas en haut, de long en large, jusqu’à la lie - Ruby sur l’ongle. A la faveur d’un renchérissement du dollar par rapport à l’euro, elle prend le dessus pour diriger les opérations, ce qui favorise les exportations tout en soulageant mes lombaires. Pour donner le change, j’explore son triangle découpé en fanion et butine son island reversal. A la suite d’un pull back habilement anticipé, je me retrouve face à son bottom et décide de placer un put pour le moins aventureux. Le range est étroit, mais le plaisir est au rendez-vous grâce à l’effet de levier. C’est alors que l’Université du Michigan publie son indice de confiance des consommateurs, qui s’établit à… 69, chiffre très en deçà des attentes. Le mouvement de repli est immédiat. Charitable, Ruby me propose un petit remontant :
- Tu veux un yaourt ?
Dopé par les rumeurs d’OPA hostile sur Danone, je repars à la hausse et multiplie les positions, à la vente comme à l’achat. J’ai beau avoir été déclaré inapte au service national (réformé P4), je mets un point d’honneur à défendre le patriotisme économique face aux appétits yankees. Défiant la loi de Turgot sur les rendements décroissants, je sacrifie à toutes les figures du Kâma-Sûtra boursier : chandelier japonais, étoile du soir, tête-épaule inversée, harami, doji… Au moment où retentit le gong final, je ne peux m’empêcher de pousser un call de satisfaction, tandis que Ruby est parcourue de spasmes, semblables aux vagues d’Elliot qui décomposent le mouvement des marchés financiers en ondes fractales. A l’issue de cette séance marquée par un volume record des échanges, elle allume une cigarette. J’entame un deuxième yaourt. Entre deux cuillérées, convaincu d’être un bon placement qui surperforme l’indice, je me risque à poser la question fatale :
- Pourquoi moi ?
Elle tire une longue bouffée, me fixe droit dans les yeux et dans un éclat de rire, fait partir toutes mes illusions en fumée :
- Quand j’étais petite, j’aimais beaucoup La Belle et le Clochard.
Consolidation oblige, les séances suivantes furent moins glorieuses. Mais la tendance resta globalement bien orientée. Avec toi, disait-elle, je me sens comme dans une bulle. Ce n’était hélas que pure spéculation, et la bulle n’a pas tardé à éclater. Du jour au lendemain j’ai été répudié, sans préavis ni motif. Telle est la dure loi du contrat nouvelle débauche. Avec une Scandinave, les choses ne se seraient pas passées comme ça. Le « congé à la danoise » n’est-il pas réputé pour être un modèle de flexécurité ? En guise d’explication, je n’eus droit qu’à la formule classique : « A 35 ans, j’ai besoin de construire… » J’ai bien essayé de la convertir aux théories de Schumpeter sur la « destruction créatrice ». Sans succès.
Jospin : impasse et dérive psycho-géographique
(1) Atlas Michelin des routes de France, page 29, cases D3 et E2, in Radiation, P 54
Réflexion sur la réforme des retraites
Double bind à la française
...
Après avoir ouvert la boite de Pandore pendant des décennies, les politiques n’ont plus rien à proposer, sinon de « faire renaître l’espérance ». Cow-boys ou gauchos, selon la sensibilité, ils en sont tous réduits à convaincre leurs ouailles de réintégrer l’enclos, alors que celui-ci a perdu toute raison d’être. Ceux qui sont à l’intérieur n’ont aucune perspective, tout comme ceux qui sont à l’extérieur. D’où une situation de double bind, qui s’exprime en général dans la rue à chaque tentative de réforme et qui reflète moins le blocage de la société que l’incapacité des politiques à imaginer de nouvelles formes de socialité. En résulte un clivage de plus en plus marqué entre ceux qui restent soumis à la force d’attraction de ce modèle perdant-perdant et ceux qui ont les moyens de s’en libérer ; entre ceux qui subissent de plein fouet le nouvel ordre économique et ceux qui sont en mesure de le retourner à leur profit...
Extrait de Radiation (P 99-100 ; 108-109), en écho aux récents propos de Jacques Attali justifiant la présence de Boris Cyrulnik au sein de la CLCF : "Un des principaux freins à la croissance française, c'est que la France n'est pas gaie, et un psychiatre mieux que personne peut nous expliquer pourquoi la France n'est pas gaie"...
Interview Actuchomage.org
Le chômage n'est pas seulement un enjeu économique, c'est d'abord une construction politique. Au-delà des débats techniques et idéologiques sur les moyens de résoudre le problème du chômage, il faudrait en premier lieu s’interroger sur les présupposés moraux et philosophiques qui fondent une telle construction. Pourquoi le chômage est-il communément perçu comme un drame, une déchéance, alors que l’inactivité d’un retraité est présentée comme un droit absolu, synonyme de délivrance ? Pourquoi l’emploi stable, continu et à temps plein est-il considéré comme la norme idéale, alors qu’il n’y a pas si longtemps, sous la troisième république, le principal parti de gouvernement prônait « l’abolition du salariat, survivance de l’esclavage » ? Pourquoi l’intermittence volontaire, revendiquée par les « Sublimes » à la fin du XIXème siècle, est-elle aujourd’hui unanimement réprouvée ? Autant de questions qui impliquent de reconsidérer notre système de représentation du travail dans la société et que j’ai essayé de traiter, sur le mode de la fable, dans Radiation.
Croyez-vous au retour du plein emploi ?
Du fait de l’évolution démographique et de la moindre progression de la population active au cours des prochaines décennies, le taux de chômage est appelé à baisser mécaniquement, même avec une croissance molle et un nombre limité de création d’emplois – comme c’est déjà le cas aujourd’hui. Dans ces conditions, l’éventuel retour au plein emploi, même s’il est statistiquement envisageable, ne résoudra aucun problème de fond puisqu’il reviendra grosso modo à remplacer des chômeurs par des retraités. L’enjeu n’est donc pas tant de résorber le chômage que de repenser le rapport entre activité et inactivité. Comment organiser la solidarité entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas ? Comment permettre à chacun de gérer au mieux son temps de travail et ses périodes d’inactivité ? Là se situe le vrai débat.
Quel est votre sentiment sur le concept de "la valeur travail" ?
La référence incantatoire à la valeur travail est très révélatrice de l’incapacité des politiques à penser la mutation en cours. Avec la mondialisation, la financiarisation de l’économie et l’avènement de la société post-industrielle, le rapport au travail a considérablement évolué au cours des vingt dernières années. Faute d’appréhender cette nouvelle donne, les responsables politiques s’en tiennent à des postures strictement moralisatrices. Le travail n’est plus un enjeu à penser, c’est une vertu à célébrer. Ce laborieux catéchisme relève du reste de la pure mystification. Que signifie réhabiliter la valeur travail dans un monde où des entreprises profitables licencient à tour de bras, où l’on compte plusieurs millions de travailleurs pauvres et où la bourse atteint chaque jour de nouveaux sommets (150% de hausse en quatre ans) ? Le comble de la tartufferie est atteint avec Sarkozy, qui prétend réhabiliter le travail et le mérite tout en préconisant la suppression des droits de successions ou encore la mise en place du bouclier fiscal à 50% – ce qui favorisera de fait les rentiers et les héritiers.
Quel est votre sentiment sur le concept du "chômeur profiteur et fainéant"?
Le chômage est juridiquement défini comme une inactivité subie. Le système tend ainsi à enfermer le chômeur dans une alternative simple : Soit il est une victime et il est indemnisé ; soit il refuse de se poser comme tel et il est déclaré coupable d’attenter à la solidarité nationale. La victimisation du chômeur et la stigmatisation du « profiteur » constituent l’envers et l’endroit d’une même logique coercitive visant à constituer une armée de réserve corvéable à merci. Au fond, ce qu’on attend du chômeur, c’est qu’il intériorise parfaitement son statut de victime, qu’il s’affirme comme un être en souffrance et qu’il se montre prêt à tout pour s’en sortir – en acceptant n’importe quel poste à n’importe quelle condition. Résister à l’idéologie en vogue du travail à n’importe quel prix suppose de sortir de cette vision manichéenne – d’un côté le « vrai »demandeur d’emploi qui souffre, de l’autre le « faux » chômeur qui jouit de sa disponibilité – en permettant à chacun d’organiser librement son emploi du temps.
Dans votre livre, vous préconisez de "renoncer à la position centrale du travail dans la conscience et l'imaginaire de tous" : que proposez-vous ?
Le travail aujourd’hui est au cœur d’un double processus de décentrement. Décentrement dans la sphère économique, où la maximisation des profits est de moins en moins corrélée à la création d’emplois. Décentrement dans la sphère privée, où le travail occupe une place relative de plus en plus faible, à la fois en terme de temps (du fait de l’allongement de l’espérance de vie), de ressources (du fait de l’importance croissante des revenus du capital et des prestations sociales ) et d’investissement personnel. Le défi politique consiste à imaginer de nouveaux outils susceptibles d’articuler ce double mouvement. Cela passe à mes yeux par une approche non pas quantitative (« travailler moins pour travailler tous ») mais qualitative de façon à permettre à chacun de « travailler autrement ». Certains, tel A. Gorz (à qui j’ai emprunté la formule "renoncer à la position centrale du travail dans la conscience et l'imaginaire de tous") préconisent l’instauration d’un revenu minimum d’existence – idée généreuse et séduisante dans son principe, mais qui me semble poser davantage de problèmes qu’elle n’en résout. Comme je le développe dans Radiation, la piste la plus intéressante selon moi est celle des « droits de tirage sociaux » défendue par Alain Supiot dans Au-delà de l’emploi et précisée par Bernard Gazier dans Tous « Sublimes », Vers un nouveau plein emploi.
Les aides sociales sont souvent perçues comme des soins palliatifs réservés aux plus démunis. Tout le problème consiste alors à faire le tri entre les nécessiteux et les autres, ce qui aboutit immanquablement à la mise en œuvre de dispositifs inquisitoriaux (de type lois Hartz en Allemagne). Pour sortir de cette logique de coercition et de contrôle social, il importe de redéfinir la finalité du système d’assurance chômage et des prestations de type RMI. Le système aujourd’hui repose sur l’idée que l’inactivité est un risque à couvrir, un accident à indemniser, un préjudice ouvrant droit à réparation. Ne pourrait-on pas la considérer comme une opportunité, une transition, une sorte de phase de « recherche et développement » permettant à chacun de construire son parcours professionnel de la façon la plus autonome possible ? Ce serait, me semble-t-il, le meilleur moyen de sortir des fameux (et fumeux) débats sur la « culture de l’assistanat », en faisant des aides sociales non plus une forme d’assistance destinée aux seuls accidentés de la vie, mais un investissement à part entière favorisant la liberté de chacun.
La non-pensée de Christine Lagarde
Morceaux choisis :
Sisyphe président ?
Dans ses Sophismes économiques, le très libéral Frédéric Bastiat illustre mieux que quiconque l’aporie du discours sur la valeur-travail. Son texte intitulé La main droite et la main gauche, publié en 1848, pousse la logique travailliste jusqu’à l’absurde pour mieux en dénoncer les prémisses. Le principe de base est simple : Toute richesse provient de l’intensité du travail. D’où le syllogisme : Plus on travaille, plus on est riche. Plus on a de difficultés à vaincre, plus on travaille. Donc plus on a de difficultés à vaincre, plus on est riche. En conséquence, « nous décréterons, par exemple, qu’il ne sera plus permis de travailler qu’avec le pied. » Cette sophistique de la valeur-travail « consiste en ceci : Juger de l’utilité du travail par sa durée et son intensité, et non par ses résultats ; ce qui conduit à cette police économique : Réduire les résultats du travail dans le but d’en augmenter la durée et l’intensité. »
Telle est bien la logique qui prévaut aujourd’hui, comme en témoignent la multiplication des emplois aidés qui nous ramènent au bon vieux temps des ateliers nationaux, ou bien les revendications visant à imposer aux entreprises bénéficiaires le maintien d’emplois superflus, ou encore le retour en vogue de certains mouvements technophobes appelant à la destruction des machines pour préserver l’emploi des ouvriers. Cette idéologie, qui valorise l’effort au détriment du résultat et qui tend à nous « replacer sous la couche d’eau pour nous fournir l’occasion de pomper », Bastiat la fustige sous le terme éloquent de « sisyphisme ». Au nom de la lutte contre le chômage, tous les responsables politiques sacrifient désormais à ce nouveau culte - y compris les pseudo-libéraux qui militent pour le rétablissement du travail forcé sous la forme du workfare. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », affirma jadis un bel esprit. On se gardera bien de le suivre sur ce terrain...
Extrait de Radiation, P 70-71
Ci-gît le Contrat Nouvelle Embauche
Recension Les Echos
Lire également le dossier publié le 29 juin 2007 sur le thème : "L'économie-fiction : Quand les romans prennent pour cadre l'entreprise et le monde économique".
Interview Chronicart
Recension Figaro Magazine
Recension Technikart
Recension Le Monde des livres
Emilie Grangeray
Peste ou choléra ?
L'autre : "Je dis : « On va travailler plus, on créera davantage de richesses, on aura davantage de croissance et on résoudra le problème du pouvoir d’achat. » Elle, elle dit : « Je vais dépenser plus. » Et sans nous expliquer comment elle va faire. Sa logique est celle de l’assistanat. La mienne est celle du travail. Ma stratégie commence par le travail, se poursuit par le travail, se termine par le travail. Car la crise morale française porte un nom : c’est la crise du travail." (Le Parisien du mercredi 21 février 2007)
Chronique sur le site Actuchomage.org
Lire également l'interview
Plaidoyer pour la liberté ou apologie de l'oisiveté ?
Radiation : note d'intention
- Nostalgique, visant à restaurer l’ordre ancien hérité des trente glorieuses et à préserver coûte que coûte un modèle social financé par l’emploi stable, continu et à temps plein.
- Clinique, auscultant les dommages causés par cette désagrégation – sous la forme du roman (« Extension du domaine de la lutte », « Marge brute », etc.) ou de l’essai sociologique (« La France invisible », « 7 millions de travailleurs pauvres », « La dérive des classes moyennes »...).
- Fataliste, prônant avant tout « l’adaptabilité », conformément à l’idéologie managériale en vogue.
Dans tous les cas de figure, le chômage est appréhendé comme le résultat d’une évolution économique – qu’il s’agit au choix de contrecarrer, de réguler ou d’épouser au plus près -, et non comme une construction politique – dont il importe de reconsidérer les fondements et la finalité. Comme l’ont montré les débats lors de la récente campagne présidentielle, cette évacuation du politique se traduit par des postures oscillant entre mesures gestionnaires (censées relancer la croissance et la création d’emplois) et incantations moralisatrices (exaltant la valeur travail, l’effort, etc.) - sans qu’émerge la moindre analyse de la mutation en cours. Il suffit de relire la Lettre à tous les Français de Mitterrand pour mesurer à quel point le diagnostic sur la société n’a guère évolué depuis 1988. Tout se passe comme si les traditionnelles grilles de lecture – idéologiques, théoriques, politiques – n’avaient plus aucune prise sur le monde réel et contribuaient en dernière instance à légitimer des discours strictement fictionnels.
A l’inverse, le recours à la fiction peut être envisagé comme un moyen privilégié d’appréhender la réalité dans sa complexité – à condition d’échapper aux poncifs du roman engagé ou du roman sociologique. Il s’agit plutôt pour le romancier d’opérer une sorte de radiographie du réel – le matériau fictionnel faisant office de révélateur. Dans le cas de Radiation, chaque scène correspond à une situation vécue, mais racontée à travers un personnage fictif qui en déplace la perspective. Le romancier se contente de recueillir l’image ainsi produite et de l’analyser selon son propre point de vue. Libre ensuite au lecteur de partager ou non l’optique défendue dans l’ouvrage…