J’ai perdu. Après avoir baissé de 10% par rapport à son niveau le plus haut du mois de juillet, je pensais que la bourse repartirait à la hausse à la suite de l’accord arraché au forceps entre républicains et démocrates sur le relèvement du plafond de la dette américaine. Mauvais calcul. Tétanisés par l’abaissement de la note des Etats-Unis (merci Standard & Poor’s !), les marchés ont dévissé de plus belle, enregistrant la plus longue série de baisses consécutives depuis 30 ans - Scénario catastrophe, que les poètes de la finance qualifient joliment de « cygne noir » pour désigner un cas de figure jamais observé et dont la probabilité d'occurrence est jugée nulle. Dans ces conditions, inutile de faire le malin et de spéculer sur un hypothétique rebond. J’ai préféré couper mes pertes et solder dans l’urgence l’intégralité des positions prises le 2 août. Bilan de l’opération : 30 000 euros partis en fumée en une semaine !
Même pas mal, puisque mon plan d’épargne en actions (PEA) affichait jusqu’à présent 200 000 euros de plus-values. En 2007, à la suite du procès gagné contre Gracen&Gracen, j’avais touché un joli pactole de 100 000 euros. A l’époque, la bourse tutoyait les sommets (avec un CAC à 6000 points, en hausse de 140% en quatre ans !). Trop tard donc pour acheter. J’ai tout placé sur un compte à terme en attendant que la bulle éclate. En mars 2009, crise des subprimes oblige, le CAC est retombé à 2500 points, son plus bas niveau de la décennie. J’ai alors repris position sur le marché des actions et profité du rebond historique qui a suivi : 60% de hausse en neuf mois ! Du jamais vu dans l’histoire économique ! J’ai tout liquidé en janvier 2010 pour sécuriser mes gains. Et depuis, je me contente de faire des allers et retours au gré des mouvements erratiques du marché. Dès que la bourse dégringole brutalement d’au moins 10% - pour cause de crise grecque, de dette irlandaise, de catastrophe nucléaire au Japon, etc. -, j’achète. Dès qu’elle reprend des couleurs – à la faveur de résultats trimestriels positifs, de décisions politiques bien perçues ou de stratégie monétaire accommodante… - , je revends, en empochant au passage entre 7 et 10% de plus-value. Ce jeu de yo-yo, répété une petite dizaine de fois au cours des dix huit derniers mois, m’aura permis de quasiment doubler la mise et de flirter avec le cap des 300 000 euros. Juste avant le coup de bambou de cet été…
Money on the beach
Maintenant, fini de jouer. Je reste liquide, en attendant d’y voir plus clair. L’économie mondiale va-t-elle entrer en récession comme semblent actuellement l’anticiper les marchés, ou simplement connaître une croissance moins forte que prévue au cours des prochaines années ? La zone euro va-t-elle imploser ? Une nouvelle faillite bancaire, trois ans après celle de Lehman Brothers, est-elle sur le point de se produire, comme le donnent à penser les difficultés croissantes de certains établissements pour se refinancer ? Après avoir oscillé pendant deux ans entre 3500 et 4000 points, le CAC va-t-il s’effondrer sous les 3000 points (en route vers les 2500 ? Les 1800 ?) ou de nouveau connaître une évolution en tôle ondulée autour de bornes inférieures (entre 3000 et 3300) ? Difficile à dire et après tout peu importe. Je laisse le soin aux experts, prévisionnistes et autres économistes distingués le soin de gloser sur les risques de « double dip », de « credit crunch » ou de choc systémique. Moi, je n’anticipe rien. Je me contente de saisir les opportunités comme elles se présentent. Je reste un touriste de la finance, un surfeur qui observe de la plage le mouvement des flux en formation. Après avoir bu la tasse au début des années 2000, à la suite de l’explosion de la bulle Internet, j’ai appris à identifier les bonnes vagues et à en tirer profit. Mais face au maelström actuel, je reste résolument à l’écart. Le stock picking, le trading à la petite semaine, le boursicotage compulsif, très peu pour moi.
Junk market
« Les marchés ont toujours raison », claironnent volontiers les traders. « Les marchés paient aujourd’hui le prix de leur irrationalité » rétorquent les autres, qui dénoncent inlassablement la déconnexion entre économie réelle et finance virtuelle. En fait, le comportement des marchés est parfaitement logique, mais c’est une logique de junkie. Après s’être shootée à la nouvelle économie, puis aux prêts hypothécaires toxiques, la bourse s’est gavée depuis deux ans d’argent facile et de monnaie de singe. Sous couvert de « quantitative easing » (QE), le patron de la Fed Ben Bernanke, alias Helicopter Ben, a fait tourner à plein régime la planche à billets, mettant à exécution son projet, inspiré des théories de Friedman, de jeter d’un hélicoptère des tombereaux de billets verts pour éviter que l’économie US n’entre en déflation. Les banques centrales ont alimenté la pompe à phynances avec des taux directeurs proches de zéro. Et les états ont creusé le puits sans fond des déficits pour maintenir à bout de bras un système financier gangrené par la crise des subprimes, opérant un transfert sans précédent de dettes privées vers le secteur public. Perfusés à mort, les marchés ont pu ainsi se refaire une santé, mais aujourd’hui ils réclament une nouvelle dose (bientôt un QE 3 ?). Comble du cynisme, ils vont même jusqu’à attaquer les états qui ont eu le mauvais goût de s’endetter pour les renflouer. Aberrant ? Non, attitude classique du drogué en manque qui se retourne contre son dealer. En l’espèce, le junkie exige toujours plus de liquidités mais pas d’inflation, plus de relance mais moins de déficits, davantage de croissance mais plus d’austérité. En attendant l’improbable potion magique, le « fix » miracle, la descente promet d’être vertigineuse…
Capitalisme intégral
Le problème, c’est que le junkie en question dispose de l’arme atomique : le fameux risque systémique, qui menace de faire imploser toute l’économie mondiale. Ses désirs sont donc des ordres. Plus que jamais la politique se fait à la corbeille. Dans une interview édifiante accordée au Sunday times fin 2009, alors que Wall Street annonçait le versement de bonus record (140 milliards de dollars !) malgré la crise des subprimes, Lloyd Blankfein, le patron de Goldman Sachs se targuait en tant que banquier d’accomplir l’œuvre de Dieu. Formule assurément hérétique, mais tellement criante de vérité que l’intéressé préféra quelques jours plus tard se rétracter pour la mettre sur le compte de l’humour (C’est connu, on rigole beaucoup chez Goldman Sachs). De fait, les politiques sont devenus les enfants de chœur de la finance, condamnés à gouverner à la godille au gré des fluctuations du marché. De G20 en sommets extraordinaires, les prétendus maîtres du monde – chefs d’état, banquiers centraux – en sont réduits à gesticuler comme des pantins à la moindre crise boursière et à improviser dans l’urgence des mesures destinées à complaire aux marchés. Ironie de l’histoire, après avoir été à la pointe de la dérégulation financière dans les années 80, ce sont des gouvernements de gauche qui se montrent aujourd’hui les plus zélés dans la mise en œuvre des programmes d’austérité dictés par les agences de notation. Mention spéciale pour Obama, présenté comme le messie, le sauveur de l’Amérique après Calamity Bush, et qui s’affirme chaque jour davantage comme le caniche de Wall Street.
Depuis la chute du mur de Berlin, les défroqués du communisme ne cessent de spéculer sur la faillite du capitalisme. Scrutant les cours de bourse avec la même fébrilité que les traders, ils interprètent les moindres soubresauts du marché comme le signe avant-coureur de l’effondrement du système. Le culte des lendemains qui chantent a laissé place au mythe du grand séisme – le « Big One » qui provoquera enfin la table rase sur laquelle tout reconstruire. Difficile pourtant de voir dans la crise actuelle les prémices d’une quelconque remise en cause de la toute-puissance des marchés. Paradoxalement, la récente débâcle boursière montre au contraire à quel point ceux-ci sont devenus les maîtres du jeu. Après s’être imposée à l’ensemble de la sphère privée, la logique financière dicte désormais sa loi aux états, sommés de mettre en œuvre les politiques appropriées pour réduire leurs déficits sous peine d’être acculés à la faillite. Comme l’avait prophétisé, bien mieux que Marx, un poète voyant dans une illumination célèbre (Solde) il y a plus d’un siècle, nous sommes bien à l’ère du capitalisme intégral : « À vendre les Corps, les voix, l'immense opulence inquestionnable, etc. » - diagnostic que ne fait qu’entériner, avec une sincérité plutôt touchante, la valse des « indignés ».
Retour au réel ?
En 2008, la crise des subprimes et la faillite retentissante de Lehman Brothers avaient donné lieu à de grandes envolées lyriques sur le thème : il faut réaffirmer la primauté du politique ; revenir aux fondamentaux, à l’économie réelle ; restaurer le travail, l’industrie ; éradiquer la spéculation et la finance-casino. Depuis, les politiques n’ont cessé de mettre en scène leur propre impuissance, le chômage a explosé (presque autant que les bonus des traders), et le « travailler plus pour gagner plus » a fait long feu. Désormais, un seul mot d’ordre s’impose, dicté par les marchés : rigueur, austérité. Même Warren Buffet est prêt à montrer l’exemple et à payer plus d’impôts. C’est dire si la situation est sérieuse. Les masses laborieuses sont prévenues : il va falloir se serrer la ceinture, faire des sacrifices, cotiser plus pour obtenir moins. Pour les rentiers en revanche, rien à craindre. Malgré le probable relèvement de la CSG sur les plus-values, la grande braderie en cours laisse augurer de juteuses affaires dans les mois à venir. En ce qui me concerne, alors que la plèbe rentre de vacances et s’apprête à payer les pots cassés du krach estival, j’ai décidé de prendre le large pendant un an ou deux – sachant que « les voyageurs n'ont pas à rendre leur commission de si tôt ! » (Rimbaud). Direction la Grèce, l’Irlande, l’Espagne, le Portugal, l’Italie… Ce ne sont pas les destinations en solde qui manquent aujourd’hui !
Frank Valberg
Frank Valberg est le narrateur de Radiation (Gallimard, 2007), le deuxième roman de Guy Tournaye.
Article paru dans le N°73 de Chronicart, septembre 2011
Article paru dans le N°73 de Chronicart, septembre 2011