Pornographie boursière

Ruby est née aux Etats-Unis, dans la banlieue de Détroit, il y a une trentaine d’années. Elle travaille aujourd’hui comme chartiste dans un cabinet d’analyse financière à Paris. Il faut dire qu’elle a le physique de l’emploi. Son enveloppe charnelle dessine à la perfection la frontière des utilités possibles et ses courbes généreuses tendent irrésistiblement à la maximisation du bien-être au sens de Pareto. Au-delà de ses actifs corporels, Ruby se distingue surtout par son sens de l’initiative. Libérale dans l’âme, allergique par nature à toute situation de monopole, elle ne jure que par l’esprit d’entreprise et ne cache pas ses sympathies anarcho-capitalistes. Elle n’hésite pas d’ailleurs à citer Proudhon (« La propriété, c’est le vol »), pour dénoncer le comportement de son compagnon, beaucoup trop possessif à son goût.

Aujourd’hui encore, je conserve intact le souvenir de notre premier 5 à 7, digne d’un rallye boursier. Dès l’ouverture de la séance, elle s’incline avec déférence devant mon canal haussier et le parcourt de bas en haut, de long en large, jusqu’à la lie - Ruby sur l’ongle. A la faveur d’un renchérissement du dollar par rapport à l’euro, elle prend le dessus pour diriger les opérations, ce qui favorise les exportations tout en soulageant mes lombaires. Pour donner le change, j’explore son triangle découpé en fanion et butine son island reversal. A la suite d’un pull back habilement anticipé, je me retrouve face à son bottom et décide de placer un put pour le moins aventureux. Le range est étroit, mais le plaisir est au rendez-vous grâce à l’effet de levier. C’est alors que l’Université du Michigan publie son indice de confiance des consommateurs, qui s’établit à… 69, chiffre très en deçà des attentes. Le mouvement de repli est immédiat. Charitable, Ruby me propose un petit remontant :

- Tu veux un yaourt ?

Dopé par les rumeurs d’OPA hostile sur Danone, je repars à la hausse et multiplie les positions, à la vente comme à l’achat. J’ai beau avoir été déclaré inapte au service national (réformé P4), je mets un point d’honneur à défendre le patriotisme économique face aux appétits yankees. Défiant la loi de Turgot sur les rendements décroissants, je sacrifie à toutes les figures du Kâma-Sûtra boursier : chandelier japonais, étoile du soir, tête-épaule inversée, harami, doji… Au moment où retentit le gong final, je ne peux m’empêcher de pousser un call de satisfaction, tandis que Ruby est parcourue de spasmes, semblables aux vagues d’Elliot qui décomposent le mouvement des marchés financiers en ondes fractales. A l’issue de cette séance marquée par un volume record des échanges, elle allume une cigarette. J’entame un deuxième yaourt. Entre deux cuillérées, convaincu d’être un bon placement qui surperforme l’indice, je me risque à poser la question fatale :

- Pourquoi moi ?

Elle tire une longue bouffée, me fixe droit dans les yeux et dans un éclat de rire, fait partir toutes mes illusions en fumée :

- Quand j’étais petite, j’aimais beaucoup La Belle et le Clochard.

Consolidation oblige, les séances suivantes furent moins glorieuses. Mais la tendance resta globalement bien orientée. Avec toi, disait-elle, je me sens comme dans une bulle. Ce n’était hélas que pure spéculation, et la bulle n’a pas tardé à éclater. Du jour au lendemain j’ai été répudié, sans préavis ni motif. Telle est la dure loi du contrat nouvelle débauche. Avec une Scandinave, les choses ne se seraient pas passées comme ça. Le « congé à la danoise » n’est-il pas réputé pour être un modèle de flexécurité ? En guise d’explication, je n’eus droit qu’à la formule classique : « A 35 ans, j’ai besoin de construire… » J’ai bien essayé de la convertir aux théories de Schumpeter sur la « destruction créatrice ». Sans succès.
Extrait de Radiation, pages 82-83