Double bind à la française

Le tissu social part en lambeaux, le lien citoyen s’effiloche, le contrat républicain tombe en quenouille… A grand renfort de métaphores cousues de fil blanc, les discours politiques ne cessent de déplorer la disparition d’un monde qui ne reviendra pas – un monde clos, stable, continental, où les trajectoires personnelles et professionnelles étaient linéaires et continues. Le recours systématique au terme « intégration » est de ce point de vue révélateur. Du rejet de la constitution européenne aux manifestations anti-CPE en passant par les émeutes en banlieue, tout est désormais interprété comme le signe d’un « déficit d’intégration ». Mais qui intègre quoi ? Où ? Comment ? La référence incantatoire à ce mot magique n’a pas d’autre fonction que d’entretenir l’illusion d’un système centré, bien circonscrit, avec d’un côté les inclus et de l’autre les exclus - vision confortable qui permet d’afficher à bon compte sa compassion à l’égard des populations rejetées à la marge, mais qui se révèle totalement inopérante dans un contexte social de plus en plus morcelé. Cet éclatement est communément perçu comme une menace, une régression, un délitement, et non comme une opportunité susceptible de créer de nouvelles zones de liberté. Au lieu d’explorer les espaces ainsi ouverts, les responsables politiques s’efforcent tant bien que mal de colmater les brèches, en faisant miroiter un hypothétique retour à la terre ferme. Les uns exaltent « La France d’après », les autres rêvent d’un « ordre plus juste ». Mais tous au fond affichent la même ambition nostalgique : retrouver l’unité perdue, restaurer la belle totalité qui semble aujourd’hui se disloquer, renouer avec les certitudes d’antan – au risque de faire le jeu des idéologies totalitaires, qui ont toujours prospéré sur ce terrain. Faute de grilles de lecture adaptées, les gouvernants semblent condamnés à naviguer à vue. La droite au pouvoir depuis plus de dix ans se contente de caboter en faisant des ronds dans l’eau sous couvert de réformes. Et la gauche, prise dans le tourbillon de ses différents courants, en est réduite à s’accrocher à une barrique vide pour se maintenir à flots, après que tous ses poids lourds ont coulé par le fond – comme dans la nouvelle d’Edgar Poe Une descente dans le maelström.
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Après avoir ouvert la boite de Pandore pendant des décennies, les politiques n’ont plus rien à proposer, sinon de « faire renaître l’espérance ». Cow-boys ou gauchos, selon la sensibilité, ils en sont tous réduits à convaincre leurs ouailles de réintégrer l’enclos, alors que celui-ci a perdu toute raison d’être. Ceux qui sont à l’intérieur n’ont aucune perspective, tout comme ceux qui sont à l’extérieur. D’où une situation de double bind, qui s’exprime en général dans la rue à chaque tentative de réforme et qui reflète moins le blocage de la société que l’incapacité des politiques à imaginer de nouvelles formes de socialité. En résulte un clivage de plus en plus marqué entre ceux qui restent soumis à la force d’attraction de ce modèle perdant-perdant et ceux qui ont les moyens de s’en libérer ; entre ceux qui subissent de plein fouet le nouvel ordre économique et ceux qui sont en mesure de le retourner à leur profit...

Extrait de Radiation (P 99-100 ; 108-109), en écho aux récents propos de Jacques Attali justifiant la présence de Boris Cyrulnik au sein de la CLCF : "Un des principaux freins à la croissance française, c'est que la France n'est pas gaie, et un psychiatre mieux que personne peut nous expliquer pourquoi la France n'est pas gaie"...